ESG : lorsque l’anticipation des investisseurs déclasse l’ambition des régulateurs
L’engouement observé depuis une dizaine d’années pour l’investissement ESG (environnemental, sociétal et de gouvernance) a poussé les acteurs du secteur financier à faire évoluer leurs stratégies. Fonds d’investissement socialement responsable (ISR), prise en compte de critères extra-financiers, instauration de critères d’exclusion dans les stratégies d’investissement… les pratiques changent. Et l’analyse extra-financière devient un critère déterminant dans les décisions d’investissement. En l’absence de cadre normatif stable, ces évolutions restent parfois à la surface et laissent planer le doute sur la réalité des changements induits par la finance durable.
Un écosystème en pleine effervescence
Le secteur financier semble s’être emparé des enjeux de finance durable. La prise en compte de critères extra financiers ESG, en plus de paramètres financiers, dans les décisions d’investissement gagne du terrain. Cette tendance profite aussi d’observations objectives : de nombreuses études démontrent que les entreprises ayant une notation ESG élevée surperforment sur le long terme et présentent moins de risques.
En parallèle, le poids des actifs ESG dans les portefeuilles est devenu significatif, et continue à progresser. Selon certaines études, les actifs ESG pourraient représenter plus de 50% des encours des sociétés de gestion d’ici 3 à 5 ans. Ce changement structurel, motivé par des préoccupations liées au changement climatique et à la gouvernance d’entreprise, incite les investisseurs institutionnels à repenser et arbitrer leurs décisions de répartition du capital. Cela conduit les gestionnaires de placements à s’adapter, en intégrant ces critères ESG dans leur politique et processus de gestion et en se dotant d’outils d’analyse de ces nouveaux critères.
Les exemples ne se comptent plus. Ainsi, ABT Capital Markets a pris une de participation de 25% dans la société d’analyse et de recherche ESG Data Services afin de renforcer les services ESG offerts à ses clients . Brookfield AM a recruté l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre et de la Banque du Canada, par ailleurs envoyé spécial des Nations Unies pour l’action et le financement en matière de climat, Mark Carney, comme vice-président et responsable des investissements ESG et des fonds d’impact. Autre signal majeur de ces évolutions : le virage amorcé depuis deux ans par BlackRock vers l’investissement durable.
L’ESG, un vrai critère d’investissement
Morgan Stanley Capital International voit dans cette croissance des investissements ESG une réponse à de nouveaux défis portés par de nouveaux investisseurs. En effet, une nouvelle génération d’investisseurs, soucieuse d’un avenir plus sain et attentive aux enjeux environnementaux, ne s’arrête plus uniquement aux projections de rentabilité dans leurs allocations d’actifs. Résolument orientés culture du résultat, ces investisseurs recherchent des entreprises porteuses de solutions face aux risques émergents tels que l’élévation du niveau des océans, les préoccupations sur la santé et la sécurité des employés, ou encore la fuite de données personnelles et sensibles.
Dans ce contexte, les entreprises ont un intérêt évident à mettre en avant et à publier leurs bonnes pratiques en matière environnementale, sociale et gouvernance. Ces informations constituent pour elles un gage d’attractivité et de différenciation face à la concurrence, et facilitent la collecte de fonds auprès des investisseurs.
ESG : un long chemin vers la transparence
Les régulateurs ne sont pas restés à l’écart de ces évolutions. Dès le début des années 2000, le Pacte mondial des Nations Unies fait entrer l’ESG dans le lexique financier à la suite de la publication de dix principes visant à inciter les entreprises du monde entier à adopter une attitude socialement responsable et plus particulièrement sur la façon d’intégrer les critères ESG au cœur même des marchés financiers. Depuis lors, les initiatives de réglementation relatives à l’investissement durable se multiplient.
La Commission européenne, avec son ambition de précurseur dans le domaine, a chargé l’EIOPA (European Insurance and Occupational Pensions Authority) et l’ESMA (European Securities And Markets Authority) de se pencher sur les questions d’intégration de l’ESG dans les réglementations (MIFID, UCITS, IDD, Solvency…) et de proposer les évolutions nécessaires. Une impulsion qui a conduit la France à adopter son article 173 (loi Transition Energétique) en 2015. Cet article exige des investisseurs qu’ils déclarent publiquement la manière dont ils prennent en compte les critères ESG dans leurs stratégies d’investissement , plus particulièrement autour des questions climatiques.
En 2018, la Commission Européenne divulguait son plan d’actions pour financer la croissance durable avec l’objectif de réorienter les flux de capitaux vers une économie durable, de gérer les risques financiers liés aux problématiques environnementales et de favoriser la transparence des activités financières. C’est tout le sens du règlement européen (UE) 2019/2088 « Sustainable Finance Disclosure », applicable depuis le 10 mars 2021. Il impose aux sociétés de gestion de classer les produits financiers en fonction de leur impact environnemental et social.
En avril 2021, le règlement délégué MIFID II a été modifié. Le texte impose, dès le mois d’août 2022, la mise à jour des tests d’adéquation (questionnaires de connaissance client) afin de prendre en compte les préférences des investisseurs en matière de durabilité dans les services financiers de conseil en investissement. Il s’agit de renforcer la protection des investisseurs et d’améliorer la sélection et la distribution des produits d’investissement. Dans le sillage de la COP21, d’autres initiatives réglementaires et de place axées sur les questions ESG ont vu le jour, dans différents pays européens, tels que le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la Belgique. Notamment l’Autorité Bancaire Européenne qui a publié un draft ITS (Implementing Technical Standard) relatif aux informations sur les risques ESG que les banques devront présenter dans le cadre du Pilier 3.
Une limite évidente à la prise en compte des facteurs ESG
Après 20 ans de mise en garde sur l’urgence de la situation, toutes ces dispositions règlementaires n’ont pour seule vocation que de dessiner les contours du cadre. Aujourd’hui, les entreprises et institutions financières mettent tout en œuvre dans l’intégration de leurs critères ESG afin de se démarquer de la concurrence, et remporter la course à l’exemplarité. Cela est d’autant plus vrai, qu’avec la pression des régulateurs, les enjeux financiers sont colossaux. De nombreux fonds voient le jour avec des stratégies orientées uniquement sur des actifs ESG, conduisant ainsi les investisseurs à soutenir les bons élèves. Mais il ne s’agit pour l’instant que de déclaratif, avec encore trop peu de contrôles officiels ou de dispositifs permettant d’évaluer la sincérité et la véracité des actions mises en avant.
Pour preuve, les agences de notations extra-financière sont régulièrement prises à contrepied dans leurs évaluations. Ce fut le cas avec le scandale des émissions de Volkswagen ignorant les mauvaises performances environnementales de ses voitures, ou encore plus récemment avec l’affaire Orpéa. Des cas qui mettent en évidence les limites actuelles des notations ESG.
La popularité grandissante des investissements socialement responsables, éthiques et écologiques pousse de plus en plus de parties prenantes – investisseurs mais aussi ONG ou régulateurs- à regarder au-delà des fondamentaux économiques lors de leurs sélections d’actifs. Toutefois, évaluer et apprécier la manière dont une entreprise se comporte s’apparente à un processus délicat – après tout, il n’existe pas de standard ni de définition unique de ce qui fait une entreprise responsable.